L’avenir du travail a souvent été annoncé comme un terrain d’innovation, de nouvelles compétences et d’opportunités pour les jeunes générations. Pourtant, une réalité beaucoup plus sombre est en train de s’imposer. Une tendance, d’abord invisible et aujourd’hui impossible à ignorer, accélère aux États-Unis et se diffuse déjà en Europe : l’intelligence artificielle s’empare des postes d’entrée de gamme. Ces positions, historiquement essentielles pour mettre un pied dans le monde professionnel, se réduisent comme peau de chagrin. Et dans ce mouvement de fond, une vérité dérangeante se répand dans les entreprises : « Il n'y a tout simplement aucune raison de traiter avec de jeunes employés. ».Derrière cette phrase brutale, se cache un diagnostic glaçant. Le marché du travail n’est pas simplement en mutation ; il rejette littéralement ses nouveaux entrants. Les juniors ne seraient plus nécessaires, plus rentables, plus désirables. L’IA prend leur place, et l’économie semble s’en contenter.
Pendant des décennies, les entreprises ont fonctionné selon un schéma stable : les juniors apprenaient sur le tas, montaient en compétences, puis devenaient des piliers de l’organisation. Ce système constituait la base même de la pyramide des talents. Mais avec la montée de l’IA générative et des automatisations, cette pyramide s’effondre par sa base.
Ce qui frappe aujourd’hui, c’est la rapidité avec laquelle les métiers juniors disparaissent. Dans le journalisme, les assistants de rédaction sont remplacés par des modèles IA capables d’écrire, vérifier, assembler. Dans le marketing, ce sont désormais les IA qui génèrent les visuels, adaptent les messages, testent les A/B en un claquement de doigts. Dans l’administration, les postes de support, de traitement de dossiers ou d’assistance RH se volatilisent. Les économies réalisées permettent aux entreprises de ne plus supporter le coût de recrutement, de formation ou d’encadrement des plus jeunes.
La logique est brutale mais parfaitement rationnelle pour les dirigeants : pourquoi investir dans des profils encore immatures quand un modèle IA peut produire immédiatement, sans pause, sans congé maladie, sans gestion humaine ?
Le regard sans filtre des managers : « les jeunes coûtent trop cher et demandent trop »
Une partie du phénomène tient aussi à une transformation culturelle. Beaucoup de managers interrogés dans l’article évoquent un changement de rapport au travail chez les jeunes employés. Ils sont perçus comme moins patients, plus exigeants, plus instables. Ils réclament du sens, un équilibre de vie et un salaire décent. Ils souhaitent évoluer rapidement, être écoutés, participer à des décisions. Et tout cela dans un contexte où les organisations, frappées par l’incertitude économique et la pression de la productivité, cherchent plutôt la stabilité et la rentabilité immédiate.
Ce décalage alimente une idée perverse mais grandissante dans l’esprit de nombreux employeurs : l’IA serait plus simple à gérer que des jeunes talents. Plus docile. Plus prévisible. Plus économique.
La phrase « Il n'y a tout simplement aucune raison de traiter avec de jeunes employés. » n’est pas seulement la constatation cynique d’un manager frustré ; elle devient un mantra stratégique pour certains secteurs.
Ce que l’entreprise perd en éliminant sa relève
En adoptant cette approche, les entreprises jouent avec le feu. Parce qu’en supprimant les emplois d’entrée de gamme, elles suppriment aussi les viviers de leurs futurs experts, chefs de projets, managers et décideurs. Les compétences ne naissent pas par génération spontanée au niveau senior. Elles se forment par l’expérience, par les erreurs, par la confrontation au réel.
En remplaçant la formation humaine par l’assistance algorithmique, les organisations risquent à terme de ne plus avoir de renouvellement interne. Elles deviendront dépendantes d’experts déjà formés ailleurs, donc plus chers, plus rares, et plus volatils.
Dans l’ingénierie logicielle ou la cybersécurité, par exemple, la disparition des juniors crée un goulet d’étranglement. Les seniors sont saturés, l’innovation ralentit, les erreurs coûtent plus cher. À long terme, l’économie paie toujours le prix d’avoir tué la relève.
Le choc générationnel : une Gen Z paralysée avant même de commencer
Pour la génération Z, qui arrive massivement sur le marché du travail en pleine explosion de l’IA générative, la situation devient kafkaïenne. On leur explique qu’il faut de l’expérience pour décrocher un emploi, mais les emplois permettant d’acquérir cette expérience n’existent plus.
Ce paradoxe crée une anxiété massive, doublée d’un sentiment d’injustice. Beaucoup de jeunes diplômés enchaînent les stages précaires, les micro-tâches sous-payées, ou se résignent à des jobs alimentaires sans lien avec leur formation.
La frustration est palpable : comment construire une carrière quand la porte d’entrée est murée ?
La tentation du « tout freelance » et la survie hors du salariat
Face au blocage, certains jeunes choisissent l’indépendance, parfois par choix, souvent par défaut. Les plateformes de freelancing attirent une génération talentueuse mais désabusée, prête à tout pour contourner l’inertie du marché. Pourtant, l’IA, là encore, occupe déjà les niches les plus lucratives. Les graphistes, les copywriters, les traducteurs, les développeurs juniors voient les tarifs s’effondrer sous la pression des outils automatiques.
Là où les générations précédentes pouvaient progresser grâce à un modèle “j’apprends puis je vends”, la Gen Z découvre un écosystème où les apprentissages humains ne rivalisent plus avec la vitesse algorithmique.
Il travaillait sur des systèmes d'IA autonomes pendant son temps libre et se fait licencier deux heures après les avoir présenté
Peu après avoir obtenu son diplôme de l'université du Texas à Austin en 2021, Donald King a décroché un poste d'associé au sein du cabinet de conseil londonien PricewaterhouseCoopers. Donald King avait toujours pensé qu'il travaillerait dans le monde des affaires (il avait créé son propre fonds spéculatif alors qu'il était encore étudiant), mais après quelques années dans ce poste, il s'est rendu compte qu'il s'intéressait davantage à la technologie qu'à la finance. Au début de l'année 2024, après l'annonce par PwC d'un investissement d'un milliard de dollars dans l'intelligence artificielle, il a changé de poste et a commencé à travailler comme data scientist pour la toute nouvelle Global AI Factory de l'entreprise.
King a travaillé avec des ingénieurs de PwC et d'OpenAI pour personnaliser des équipes de systèmes d'IA autonomes, appelés agents, pour les entreprises du Fortune 500. Normalement, les multinationales engagent des milliers de personnes pour moderniser leurs logiciels backend. Home Depot, par exemple, pourrait faire appel à une armée de consultants pour mettre à jour son inventaire ou ses processus SAP de comptabilité fournisseurs. Récemment, cependant, les agents IA sont devenus très performants dans ce type de travail. Les consultants sont parmi les utilisateurs les plus prolifiques de l'IA, et King se considérait comme une sorte de pionnier dans une nouvelle ère d'automatisation, créant puis déployant des agents pour les clients de PwC. « P-dubs », comme l'appelle King, attendait beaucoup de ses employés. King travaillait 80 heures par semaine, ce qui empêchait le jeune homme de 26 ans de sortir le week-end. Mais il gagnait plus de 100 000 dollars par an et vivait dans un appartement d'une chambre situé au-dessus de Hudson Yards, dans un immeuble doté d'une salle de sport assez agréable, où il tenait parfois des réunions sans caméra tout en faisant des tractions. « J'étais un esclave de la viande, dit-il, et c'était en quelque sorte le travail de mes rêves. »
L'objectif était d'aider les clients à « faire plus avec moins », comme le rappelaient les supérieurs de King, en automatisant toutes les tâches confiées à son équipe. Parfois, lorsque King s'attardait sur les effets en aval de son travail, il se sentait comme le Dr Frankenstein regardant son monstre. « Il y avait un sentiment d'admiration, puis une sorte de choc, de peur et presque de dégoût », dit-il. King savait que les consultants étaient appelés « hommes de main » pour une raison, mais il devenait évident pour lui que les agents créés par ses équipes étaient capables d'éliminer non seulement des emplois individuels, mais aussi des catégories d'emplois entières. « Nous avions un gros client dans le domaine des télécommunications, et nous faisions des choses incroyables pour lui. Une fois, nous avons créé un agent qui était littéralement un agent Microsoft Teams qui se faisait passer pour un véritable employé humain », explique King. « C'est à ce moment-là que mes collègues et moi nous sommes dit : « Whoa, nous devons nous asseoir et discuter un peu. Mais qu'est-ce que nous sommes en train de faire ? » Parce que c'est le travail de quelqu'un, et si nous avons 45 agents de ce type qui travaillent ensemble, combien d'emplois humains cela va-t-il supprimer ? Sommes-nous en train d'automatiser les moyens de subsistance des gens ? »
Un soir, après avoir préparé une importante présentation, King est resté éveillé tard dans la nuit à discuter avec quelques-uns de ses collègues des implications de leur travail. L'un d'eux, un cadre supérieur, se demandait si ses enfants devaient vraiment se donner la peine d'étudier l'informatique.
Lorsque les quatre grands cabinets de conseil ont commencé à licencier des employés l'année dernière, King ne s'est pas inquiété. Il n'est pas rare ces derniers temps que de jeunes consultants passent plusieurs semaines « sur la touche », attendant d'être recrutés par un chef de projet, mais après trois ans dans l'entreprise, le taux d'utilisation de King (le temps qu'il consacre aux projets) était de 100 %. Il s'est senti encore plus en sécurité lorsqu'à la fin de l'année dernière, il a participé à un hackathon sur l'IA organisé à l...
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